Gilles Cheval, avec les peintures aluminium de FloFa
Les jeunes éditions de La Lune bleue créées en 2010 semblent se réduire à une personne, Lydia Padellec, qui conçoit (en sollicitant poète et artiste), imprime, relie ou broche et diffuse ce qu’elle choisit d’éditer. Elle a su créer une ligne graphique reconnaissable de petits livres d’artistes. Table rase de Gilles Cheval (avec la collaboration de Floriane Fagot) en est la preuve. Tiré à 50 exemplaires (dont 5 de tête avec une peinture originale de l’artiste et un texte manuscrit du poète), de format 10×15 cm, c’est un livre précieux qui donne à lire un poème courant sur huit pages.
Table rase : comment ne pas penser à ce vers de L’Internationale, le poème d’Eugène Pottier qui deviendra chanson grâce à la musique de Pierre Degeyter et l’hymne, dès 1904, des travailleurs révolutionnaires : « Du passé faisons table rase » ? Et dès le premier vers, (« Sais-tu combien je n’en peux plus des lendemains qui chantent »), on s’interroge, par sa référence, non seulement à l’autobiographie posthume « Les lendemains qui chantent » de Gabriel Péri, député communiste fusillé par les nazis en 1941 qui cite, à la fin de sa lettre d’adieu, le vers de Paul Vaillant-Couturier, extrait de sa chanson « Jeunesse » (sur une musique d’Arthur Honegger de 1937) : « Nous bâtirons un lendemain qui chante », mais au devenir politique et littéraire de cette expression. Comment lire ce poème de Gilles Cheval ?
Si dès la deuxième page du poème, l’auteur semble condamner la société de consommation avec sa vie lyophilisée (« nourriture en boîte espoirs sous vide des jours pleins à ras bord de quotidien… »), reste – qui pose problème – cette confusion des trois aspects du temps (passé, présent et avenir) qui se répète :
« jamais ne vois ne verrai ne vis plus…. »
« le meilleur à venir qui bientôt se perdra qui déjà s’est perdu et qui se perd encore… »
Cette notion d’un temps qui se vaut à chaque instant revient à nier le progrès, certes pas à tort (si l’on considère la présente séquence historique), et à supprimer la possibilité de lendemains qui chantent. Mais de quels lendemains qui chantent s’agit-il ? Ceux annoncés par Paul Vaillant-Couturier ou ceux annoncés par le capitalisme politico-financier ? Ou, plus généralement, de l’impossibilité de vivre dans cette société qui est la nôtre, une société fondée sur l’argent et les apparences ? La réponse à ces questions est (peut-être ?) dans le dernier vers : « et toi comme un idiot fixes-tu du regard le bout de tes chaussures ». L’obscurité du poème serait à l’image de l’indécision du sujet, de ce TU dont on cherche tout au long de la lecture l’identité : l’autre ou l’alter ego du poète ?
Et Floriane Fagot, que dit-elle, dans ses peintures tachistes qui accompagnent le poème ? Elle joue de la réaction des couleurs sur le support ; serait-ce une peinture du chaos auquel fait penser le poème ? Alors sa peinture serait ici comme l’image d’un chaos qui reste à percer pour en découvrir les rivages secrets, comme une image du ciel étoilé qui, au-delà de son apparence, obéit aux lois de la mécanique céleste…
Lucien Wasselin, « Lecture(s) », Recours au poème n°78, décembre 2013
http://www.recoursaupoeme.fr/critiques/table-rase-de-gilles-cheval/lucien-wasselin